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Famille

Crescendo


Aimer ? Oui, j'ai aimé et j'aime encore. Je me souviens de toutes, sans exception. Tout ce temps passé ensemble m'a changé. Un temps partagé, à s'apprivoiser, jusqu'à être à l'unisson, au diapason dans les instants de grâce, mais aussi discordant glissando jusqu'au couac, quand ça va mal. J'ai toujours cherché à devenir meilleur. Je me rappelle de cet amour, sincère avec toutes, comme d'un long fleuve tranquille, oubliant les crues subites et les ressacs, remous dévastateurs brassant des eaux boueuses d'humeurs chargées de rejets, que le temps, tel un courant sans pitié et parfois amer, emporte à jamais au loin.

Mon premier amour remonte à mes quatorze ans, amour de jeunesse et prélude sans suite. Après une année à flirter et se tester réciproquement nous en sommes restés là. J'étais bien trop jeune et trop égoïste pour m'investir dans une relation sérieuse. A cet âge on ne pense qu'à soi et on a tant à découvrir. Elle était trop classique, coupante, blessante, exigeante et difficile à vivre, je me suis vite lassé et découragé. Mais elle m'avait mis le pied à l'étrier si je puis dire, même si les résultats n'avaient pas été à la hauteur de mes espoirs. Frustré, j'ai attendu de grandir et des jours meilleurs.

Vers dix-sept ans, j'ai rencontré dans un magasin de musique sombre et glauque, celle qui allait m'accompagner durant des années et qui d'ailleurs vit toujours avec ma fille. Elle ne payait pas vraiment de mine avec sa jolie robe claire. Simple, plutôt quelconque, des hanches généreuses, je me suis tout de suite dit qu'elle était faite pour moi. J'étais séduit et amoureux d’emblée, après quelques regards, j'ai emballé l'affaire et elle m'a suivi. J'aimais la prendre sur mes genoux, caresser ses rondeurs, jouer avec elle jusqu'à la faire ronronner de plaisir et nous en avons eu. Quels bons souvenirs chaleureux ! L'énergie de la jeunesse et l’enthousiasme de vivre à deux. Je lui suis longtemps resté fidèle.

Ensemble nous avons voyagé en auto-stop, l’Italie, la Yougoslavie, les îles grecques. Toujours à prendre soin d'elle, et à la surveiller de peur qu'un autre me la ravisse. Il faut dire qu'à l'époque il fallait avoir l’œil, et beaucoup ont essayé sans succès de me la dérober. Nostalgie de ce temps de liberté et d'insouciance ou tout semblait possible. La jeunesse tout simplement. A cette période j'ai eu une aventure de quelques mois avec une asiatique acide, mais cela n'a pas duré. Elle passait de mains en mains et, du jour au lendemain, je ne l'ai plus jamais revue, elle n'était pas pour moi, la vie est ainsi faite.

Vers vingt-sept ans les choses avaient bien changé. J'avais une profession stable, une maison et une voiture. Il était temps d'avoir de l'ambition et de viser plus haut, j'ai donc jeté mon dévolu sur une belle rousse sculpturale de bonne famille, qui dégageait beaucoup de classe et de style. Élancée, racée, sure d'elle, avec juste ce qu'il faut là ou il faut, sans surplus. Son dos échancré contre mon ventre, s'était l'extase et le confort absolu. Elle s’accommodait de tout, sans jamais déparer, faisant bonne figure quelque soit l'occasion. Ce fut l'amour fou et exclusif, pour ainsi dire sans fausse note, l'accord parfait en toutes circonstances. Temps béni. J'étais en dévotion à la caresser voluptueusement et ses gémissements langoureux me transportaient. Nous eûmes bien du plaisir ensemble et je ne comprends toujours pas pourquoi, nous nous sommes finalement séparés au bout d'une dizaine d'année. C'est vrai que je m'étais beaucoup investit dans mon travail et que je la délaissais, elle a fini par en séduire un autre qui l'a traité comme elle le méritait. Par une maussade soirée d'automne, elle est partie avec lui. Il l'avait pris par la taille et ils sont sortis de la maison me laissant seul. J'ai essayé d'oublier, je me suis investis encore plus dans mon travail, mais il me manquait quelque chose. Un homme ne peut-être heureux seul. J'avais toujours, chevillé au corps et à l'âme, ce désir d'harmonie : Trouver celle avec qui je ne ferais qu'un. L'âme sœur qui me donnerai une véritable raison de vivre. Fantasmant mes doigts sur son corps, le long de son cou, vibrant ensemble aux grès d'envolées lyriques délirantes ou murmures calmes et posées, partageant jours et nuits, émotions en communion. J'observais parfois avec envie et regrets celles que mon regard croisait, mais qui me semblaient alors inaccessibles.

A Paris un été, l'affaire a été réglée en deux temps trois mouvements. Cette fois cela devait le faire, impossible d'être plus comme il faut. Elle m'a immédiatement tapé dans l’œil, le coup de foudre, une évidence mélodieuse. Forte mais sensible, capable de tous les excès et de la plus conventionnelle banalité, je l'ai ramené chez moi à Bordeaux. Elle avait déjà pas mal vécue et cela avait laissé quelques cicatrices, dont l'une bien visible sur son flanc gauche. Mais, je n'étais déjà plus un jeune homme et je l'ai aimé passionnément comme elle était. Ce fut une union harmonieuse, en accord avec nos âges. Avec l'expérience et nos vécus respectifs, nos exigences étaient moins grandes, elle était capable d'en prendre, j'étais plus paisible qu'avant, je pensais que c'était pour toujours.

Nous aimons celles que nous rendons heureuses. Je m'y suis toujours appliqué, parfois maladroitement, mais avec une totale sincérité. A travers elles c'est également soi-même qu'on aime et tout ce qu'elles nous apportent. C'est douloureux et déchirant de se rendre compte un jour, que cela ne le fait plus. Bémols et trémolos, comme si quelque chose s'était cassée, doucement sans que l'on s'en aperçoive. Se rendre à l'évidence que l'émotion et la joie ne sont plus au rendez-vous et qu'elles se sont perdues inexorablement jusqu'à presque disparaître. Quand tout devient laborieux avec moins d'entrain. Se surprendre à le faire par devoir plus que par envie, presque une contrainte que l'on s'impose, pour faire durer, sans vouloir ou pouvoir l'admettre. Un plaisir rapide, sans grand désir, fade et de moins en moins fréquent. Les années passent, en monotonie terne, sans espoir et rien ne ravive la flamme.

Vers quarante sept ans, bien que je n'en n'avais plus l'âge, j'ai fini en désespoir de cause par me révolter. Il fallait que cela change. Je suis parti, j'ai tout laissé. Vivre c'est aimer ! Aimer s'est pouvoir s'oublier pour l'autre, lui donner son temps et aussi être exigeant envers elle et soi-même. Vouloir le meilleur sans plus faire de concession, sans lâcheté ni faiblesse. Être humain, certes, mais le temps passe et combien m'en reste-t-il ? Ce temps qui m'est offert : Je le veux vivant, plein, intense, pas « plate ». Je le veux excessif, même si je dois mourir d'avoir vécu. Prudent, raisonnable aussi, et tous leurs contraires. Alors je suis parti. Je rêvais d'autre chose, d'un avenir meilleur. Je suis sorti de mon cadre, de mon pays, délaissant mon travail, mon ancienne compagne qui ne l'avait pas vu venir ou si peu. J'avais déjà fait le deuil de nos années communes, pas elle. Je l'ai abandonnée à Bordeaux comme tout le reste, laissant à mes enfants, déjà grands, le soin de s'occuper d'elle.

Au Canada j'ai changé de vie et de façon de voir les choses. Maintenant elles sont plusieurs à partager ma vie, en accommodements raisonnables et déraisonnables. Principalement une petite mexicaine nerveuse, teigneuse, et une séduisante Canadienne Québécoise bien vintage d'ici, à l'accent rustique, toute en rondeurs. Une au chalet et l'autre en ville. Entre les deux, mon cœur balance et pas que mon cœur d'ailleurs. J'ai trouvé un équilibre, fait de coups de folie parfois électriques et de raison paisible, de moments festifs, en tendres recueillements acoustiques. J'ai fini par admettre qu'une seule ne peut me suffire, et je jouis de chacune, en parfait accord avec moi-même, sans aucune mauvaise conscience. Qui donc a décrété que l'exclusivité était une nécessité au bonheur ? Une hérésie judéo-chrétienne certainement, cela n'a aucun bon sens et je revendique mon droit de prendre plaisir de leurs différences. Avec chacune je suis le même, mais tout change en fonction d'elles et de nos moments intimes. Avec toutes je joue la même partition, mais ce n'est pas la même musique, ni la même chanson, au point de ne pas la reconnaître ni me reconnaître. Elles ne vibrent, ni ne me font vibrer de la même façon. Quand nous nous élevons enlacés, crescendo, fortissimo ou pianissimo, à l'acmé de nos sensibilités, du bout des doigts ou envolés sonores, fougueuses, débordantes, échevelées. Quand les mots sont inutiles et superflus. Quand après nous être unis, nous reposons, reprenant nos souffles, côte à côte, apaisés, en silence, et qu'une note bleue résonne encore à l'infini... Je suis en paix.

Ce texte est dédié à celles d'hier, d'aujourd'hui et demain, à toutes ces guitares qui ont partagée ma vie : Ma Canadienne Québécoise Godin 5th Avenue, Fender Télécaster Mexicaine, Stratocaster US, Gibson SG, mes coréennes Gretsch et De Armond ... Je vous aime et je vous ai toujours aimé.



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